Carla Sfeir : des lunettes porte-bonheur et durables (vidéo)
Carla Sfeir, opticienne et artisane d’art lunetière, est installée rue du Petit Saint-Jean, à Montpellier, dans un showroom joliment appelé Carla’s Eyeworks. Son atelier de création, équipé de machines anciennes, se situe à l’étage. C’est là qu’elle a reçu la rédaction, pour évoquer sa philosophie de créatrice, son éthique, ses valeurs et l’importance de valoriser le savoir-faire français plutôt que les usines asiatiques.
Dans quel esprit travaillez-vous ?
Carla Sfeir : « L’artisanat d’art, orienté vers le développement durable et la protection de la planète : transformation sur place, réduction des distances, travail avec des matières naturelles autant que je peux (fleur de coton, corne, bois, tissu, soie, bois, couleurs organiques…). Rien ne se perd : avec les chutes on fait des bracelets, des boucles d’oreilles. Actuellement, on se perd avec toute cette fabrication de masse, toutes ces choses pas vraies, toutes ces matières – qui ne sont plus des matières – portées sur le visage, souvent nocives. Je reviens à la vraie valeur des choses. Je travaille dans un esprit de création artistique unique. Chaque personne a sa paire de lunettes, unique. Quand on fait de vraies lunettes à la main et en pensant à la personne qui va les porter, il en sort une pièce unique. Je fais aussi des petites séries qui sont exportées. Parmi ma clientèle j’ai des connaisseurs chez certains opticiens de niche. Je pratique l’artisanat d’art haut de gamme. Que ce soit pour une pièce simple ou une pièce compliquée, dépravée ou différente, les finitions ont toujours un rôle très important dans ce que je fais. Les pièces que je conçois sont faites pour durer dans le temps. Elles sont gravées pour laisser une trace de ce qu’a été la lunetterie française. Un savoir-faire perdu qui revient, qui renaît de ses cendres. La lunetterie haut de gamme avec de vraies matières premières, une vraie qualification de lunetterie française. Une lunette qui dure dans le temps, et que l’on retrouvera plus tard, d’ici 50, 60 ou 200 ans, j’espère, chez les antiquaires, les brocanteurs. Et qui est gravée, signée, qui a un éclat. Je crée un objet d’art qui est la lunette, qui se porte sur le visage. J’ai un rôle vraiment important et très sérieux à tenir. »
Vous avez fait des lunettes pour des personnes connues…
« Oui, j’en ai fait pour Caroline Loeb, plusieurs pour Gilbert Montagné, pour Joniece Jameson, Linda Lee Hopkins, deux paires pour Tina Turner… Il y a longtemps, j’en ai fait pour Lenny Kravitz. C’est agréable et motivant de créer des lunettes pour ce type de personnes, mais la motivation est la même quand une personne lambda vient nous voir, qu’elle a une envie d’expression, et qu’on lui crée une pièce unique. Pour moi, ce sera ma star, de toute façon. »
Vous créez des montures parfois très originales…
« La source de mon originalité, c’est ma sensibilité. Je suis quelqu’un de super sensible, un peu folle sur les bords, incadrable. Quand un besoin s’exprime en face de moi, ça déclenche une réflexion, ça va dans mes mains, je prends mon crayon. Ça peut être une expression ultra-classique. Ça peut être une lunette complètement effacée, si la demande est là. Pour faire plaisir – le plaisir étant la base de ce que nous faisons – comme j’ai un côté un peu fou, rien ne peut m’arrêter. Si quelqu’un formule une demande qui lui semble infaisable, pour moi c’est un challenge et je le fais. Comme pour le masque de la chanteuse Mariana Yegros, qui représente le mélange de deux musiques : la musique latino et la musique électro. Pas mal de pièces avec des plumes pour la scène … Je pense que quand on est vivant, les freins à l’expression ne doivent pas exister. »
Vous avez d’ailleurs conçu des lunettes en forme de Covid…
« C’est la création qui m’a pris le moins de réflexion. Je suis arrivée un jour à l’atelier (ma salle de jeu, mon terrain d’expression), pendant le confinement. Montpellier était plongée dans le noir. J’avais la peur au ventre. Je n’ai pas mis longtemps. J’ai pris un crayon, je me suis posée, et j’ai dessiné une pièce qui ressemble à ce virus pour exprimer le moment et le dater. C’était un objet du moment, une expression de la rue, du silence, de la peur, avec la forme et les couleurs du virus invisible. Je l’ai rendu visible à ma façon, avec ce que je sais de lui et ce que je sais faire, la lunetterie. »
Quel a été votre parcours ?
« Je suis née dans une famille ultra conservatrice du Liban judéo-chrétien. Il y avait beaucoup de contradictions entre ce qu’on apprenait et ce que l’on voyait sur le terrain. On entendait « Aimez-vous » et ça bardait le lendemain… A 18 ans en 1989, après la guerre, je n’attendais qu’une chose : partir à Paris. J’ai eu l’occasion de faire une école d’optique dans le XVe arrondissement. J’ai commencé à travailler vite. Mais surtout, je voulais m’exprimer. Mon parcours, ça a été de choisir un métier qui pouvait me permettre de trouver mon indépendance complète par rapport à mes parents. Ils auraient souhaité que je rentre à la maison et j’ai fait un bras de fer. Ça a été l’optique mais ça aurait pu être autre chose. Depuis toute petite, je suis cataloguée à part : la brebis noire, l’indomptable de la maison. Ce besoin d’expression est une chose innée. Cette adaptabilité liée à la situation familiale assez cadrée qui m’étouffait, à la culture qu’on a pu avoir, sur le sujet garçons-filles. Nous étions 3 filles à la maison ; j’étais l’aînée d’une grande famille sans garçon. J’ai un peu été élevée comme un garçon manqué, et ça m’a beaucoup servi. Ça a été une grande richesse. Ça a créé un tumulte dans mon cerveau de garçon et fille qui m’a donné l’impression que je peux tout faire.
J’ai travaillé à Paris plus d’une dizaine d’années, ce qui m’a permis de faire mon expérience sur le terrain et me rendre compte que c’était morose. Le métier que j’ai choisi est un super métier, mais qui peut être morose. J’ai toujours aimé la création, dessiner, faire des meubles, créer des objets, des concepts, depuis mon plus jeune âge. La création est un ensemble de choses, dans les gènes et dans l’histoire de vie. »
Quand avez-vous créé votre marque, COEXIST ?
« J’ai déposé la marque COEXIST en 2013. Je voulais donner un sens à mon travail. Ces 20 dernières années ont été difficiles pour toute la planète, pour beaucoup de pays : l’exode, le réchauffement climatique, les guerres, les détresses, les exagérations, les antipodes… Dans les années 1970-80, des mouvements de paix avaient émergé. J’ai rassemblé les pièces du puzzle autour de la paix, en ajoutant l’égalité des genres.
Est-ce que le fait d’être une femme vous a parfois porté préjudice ?
« Quand on est une femme, on a souvent besoin de crier un peu plus fort pour être écoutée, il faut souvent mettre les bouchées doubles pour se faire respecter. J’ai des amies qui sont très bien placées au niveau international. Toujours, quand elles sont en petite jupette, elles sont regardées comme de la viande fraîche. Donc il y a encore beaucoup de travail à faire. Dans mon métier, du fait de mon côté un peu androgyne, de l’ambiguïté, ça m’a toujours amusée de surfer sur les deux genres. J’adore les garçons. J’adore les femmes. Ça a été un choix pour moi de choisir mon orientation, ma tranquillité. Ma vie aurait pu être différente. Pour moi, le combat n’est pas fini sur la thématique hommes-femmes, tant qu’il y a des femmes battues, les femmes en détresse… Souvent je dis qu’on a laissé le tour aux hommes pour gérer la planète pendant des décennies. On voit le résultat… Laissons la terre aux femmes, la moitié du temps dont ont disposé les hommes, et on verra comment la vie, la nature et les guerres seront gérées… J’aimerais bien que ces hommes enlèvent leur tablier et qu’ils laissent la place aux femmes pendant, allez, vingt ans, et on verra… Je crois au changement. »
Aimez-vous vivre à Montpellier ?
« J’ai choisi Montpellier. Montpellier est ma ville adoptive depuis 1998, et c’est un bonheur d’y être. C’est une ville à dimension humaine, dans laquelle on croise plein de gens très intéressants ; des jeunes, des moins jeunes… On ne s’y sent pas perdu. A Paris j’aurais mieux gagné ma vie, mais il faut savoir ce que l’on veut. Les sous c’est bien pour avancer dignement, mais quand on est dans l’art, dans la création, dans la pulsion de vie, l’argent n’est pas si important. »
Parlez-moi de Beyrouth…
« Beyrouth a été ensevelie au minimum 7 ou 8 fois déjà. Une fois de plus, le Liban se relèvera. Peut-être avec un autre visage, peut-être avec plus d’ouverture. J’espère qu’il y aura une prise de conscience. Pour moi, le Liban est une sorte de petite éprouvette pour la situation mondiale, un échantillon de ce qu’il peut se passer si un pays et ses gouvernants vont à la dérive. Ce qui s’est passé là-bas peut se passer partout. Là-bas il y a eu la banqueroute, des explosions, de la nonchalance, de la négligence, du nitrate d’ammonium, des matières chimiques, beaucoup de morts, beaucoup de blessés, physiquement et psychologiquement. Beyrouth, ce sera toujours mes racines et mes ailes. C’est une ville que j’aime. Si on analyse, en ce moment, beaucoup de lieux dans le monde sont comme Beyrouth ou vont vers une situation comme Beyrouth, malheureusement. J’espère que ça servira d’exemple pour d’autres pays aussi. Et que la minorité chrétienne du Moyen Orient continuera à exister, car c’est par là qu’il y aura toujours l’espoir et que les choses n’iront pas à la dérive dans l’extrême. »
Il y a une grosse part de rêve dans vos créations. Quels sont vos rêves ?
« Je les exprime. Ma part de rêve, c’est de pouvoir m’exprimer comme je le veux, sans préjugés ; de pouvoir changer les choses ; laisser des marques, rester dans le positif, transformer un objet, quel qu’il soit, en outil de communication positive. Une lunette estampillée COEXIST, sur laquelle il y a mon nom, ramène tout de suite à l’essentiel. Mon rêve est de pouvoir transmettre, à travers mon travail, une prise de conscience, une positivité malgré tout. Malgré le Covid, malgré tout… Le retour à l’essentiel. Voilà. Des porte-bonheur… »
Des lunettes porte-bonheur ?
« Oui ! Tout s’articule autour de ça. Avec ma petite équipe j’essaie d’inculquer l’amour de l’objet. Quand on met une bonne énergie dans un objet, et quand ensuite une personne porte cet objet sur elle, automatiquement, cette énergie se transmet. J’y crois et je veux y croire… Donc oui, mes lunettes portent bonheur. Dans ma vie j’ai eu de la chance et j’ai de la chance. Je voudrais partager cette chance. Mon entreprise s’appelle Blessings Fabrik ; « blessings » signifiant « bénédictions ». »
Propos recueillis par Virginie MOREAU
vmoreau.hje@gmail.com