Frontignan : les mémoires de l'usine à soufre, "une histoire industrielle"
L'ouvrage de l'historien Jean-Michel Le Gourrierec "Le soufre 1888-1989, une histoire industrielle frontignanaise" relate l'histoire de l'usine à soufre de Frontignan, de sa genèse à sa chute, en passant par son apogée. Interrogée sur l'histoire de l'industrie et des ouvriers, Carole Briffaud, chef de service patrimoine et histoire locale aux archives de la Ville, raconte le passé industriel de Frontignan.
La naissance d’une ville industrielle
Frontignan, ville viticole connue pour son muscat, a connu l’arrivée du champignon de l’oïdium, qui menaçait autrefois les récoltes, en 1853. Carole Briffaud revient sur ce moment clef de l’histoire industrielle locale : “À Frontignan, nous avions déjà une activité autour du soufre dès 1850, l’apparition de l’oïdium a déclenché la commercialisation de nouveaux produits qui n’existaient pas auparavant. Ils ont permis la création de structures comme l’usine et de nouvelles méthodes de traite afin d’aider la viticulture à sortir de ce phénomène.”
Ainsi, le soufrage à sec s’est révélé une méthode efficace qui a marqué la naissance d’une nouvelle industrie viticole, entre agriculture et chimie. Pour l’archiviste, cela a permis à la ville de croître d’une manière inédite : “Il s’agissait d’une énorme entrée d’argent pour la Ville, grâce à l’acquisition des terrains et aux ouvriers qui s’installaient. La ville augmente, alors la municipalité favorise l’installation d’industries.”
En fait, Frontignan était le terrain de jeu idéal pour les industries. En effet, la ville est idéalement située. Carole Briffaud décrit : “Avec le port de Sète, les canaux qui permettaient de transférer la marchandise et le chemin de fer, tous les modes de transport étaient accessibles. Ainsi, beaucoup d’imports et d’exports étaient concentrés sur ce tout petit territoire. C’était déjà le cas avant avec la distribution de produits premiers, comme le muscat.”
Les personnalités ouvrières
Beaucoup de travailleurs saisonniers venaient dans le secteur, parce qu’ils pouvaient travailler sur une année complète, dans les carrières de pierre, puis dans les salins, puis dans les vignes. Un peu plus tard, arrivent les populations italiennes, portugaises, espagnoles et marocaines.
Carole Briffaud revient les liens qui unissaient les travailleurs : “Les familles entières se sont succédé dans les usines, entraînant une grande solidarité. Les employés de l’usine à soufre habitaient du côté du secteur des Crozes. Cela resserrait les liens, car le collègue était également le voisin. Aussi, les enfants des employés venaient apporter le repas aux parents à l’usine et ils allaient à l’école ensemble, tout le monde était très proche.”
Elle complète : “C’est touchant parce que lorsque nous les revoyons aujourd’hui, ils se reconnaissent. Nous pourrions penser qu’ils auraient tourné la page, mais non, à 70 ou à 80 ans, ils ont toujours cette émotion. Ils sont au bord des larmes.”
Entre 1983 et 1989, toutes les industries du bassin de Thau ont fermé leurs portes successivement. À l’usine à soufre, les licenciements ont commencé en 1983. Elle a été rachetée par un entrepreneur qui souhaitait la moderniser et regrouper les sites, ce qui a conduit à leur fermeture. Mais les ouvriers ne se sont pas laissé faire, la CGT s’y est opposée.
Des manifestations et des grèves de la faim ont eu lieu, avec des négociations tendues entre les ouvriers et la direction : “Les Frontignanais sont syndicalistes dans l’âme, lance Carole Briffaud. Chaque corporation créait son syndicat pour défendre les ouvriers, les grilles de salaires et les congés payés. À l’époque, ils ont rencontré le ministre, la préfecture, les députés. Le combat a été assez virulent, les CRS sont intervenus plusieurs fois. C’était normal étant donné le contexte : l’usine ferme alors que seul le mari travaille pour nourrir sa famille.“
La sécurité des travailleurs
Dans le livre de Jean-Michel Le Gourrierec, il est plusieurs fois fait mention de “problèmes de sécurité” et de l’action des syndicats dans ce sens. Pourtant, jamais les ouvriers n’évoquent les soucis de santé engendrés par le travail dans ce genre d’industrie. Carole Briffaud raconte : “Les gens travaillaient sans masque et aux salins, ils étaient pied nus. Au niveau de l’ensachage, les femmes n’avaient ni gants, ni masques. À ce moment de la production, c’est le produit terminé, mais en laboratoire les conditions de sécurité étaient les mêmes, très limitées. Il y a d’ailleurs eu une explosion qui a fait un mort parce que le matériel pour protéger les ouvriers était sommaire.“
L’archiviste continue : “Il y avait des infirmières sur place, mais curieusement, on n’évoque pas les maladies professionnelles. C’est certainement une autre génération de personnes, qui était reconnaissante envers la Ville et l’industrie qui leur ont donné du travail. Quand nous essayons d’en parler, il y a une espèce d’omerta. Cela va être qualifié de conditions difficiles.”
Selon elle, “leur problématique était davantage familiale que personnelle, les ouvriers accordaient plus d’importance au fait de ramener de l’argent à sa famille pour la nourrir. C’était aussi le plein-emploi, il n’y avait pas de chômage avant la fermeture de l’usine. La ville grandissait et se modernisait rapidement, alors le contraste était saisissant pour les employés, ils ne se plaignaient pas.”
Ressusciter l’industrie
Dans les années 1980, l’industrie du soufre se confronte à la concurrence des anti-oïdiums de synthèse. À la chute de l’empire industriel, la municipalité a dû trouver des solutions pour répondre à la demande d’emploi. Elle commence à créer des zones artisanales et industrielles, dont la première est au niveau de Saint-Martin.
Carole Briffaud revient sur l’histoire : “Différentes entreprises se sont installées, notamment des sous-traitants de la raffinerie, ils avaient des spécialités reconnues en dehors des frontières de la ville. S’est ensuite créée la zone artisanale de la Peyrade. Il a fallu dégager des espaces pour créer ces gros édifices. Plus tard, est apparue la zone d’activité du Barnier.”
En bref, la municipalité a essayé d’attirer des entreprises pour qu’elles s’installent sur la commune. L’archiviste explique que “cela créait des rentrées d’argent grâce à la taxe professionnelle, puis elles grandissaient. La ville a aussi bénéficié de la mobilité des travailleurs, qui essayaient de rallier le sud de la France et de se loger. Elle a gagné une partie d’habitants qui travaillaient à l’extérieur, parce qu’elle est enclavée entre Montpellier et Sète.”
Réhabiliter la zone
L’usine de soufre a fonctionné jusqu’en 1989, à sa fermeture, la municipalité a dû se réapproprier le territoire. Frédéric Aloy, délégué à l’urbanisme, à l’aménagement et au développement économique, explique : “C’était un site industriel donc il avait été demandé de dépolluer les sols. Il y a eu des études pour déterminer la nature de la pollution, et nous avons creusé pour enlever toutes les terres polluées, qui ont été traitées ou remplacées.”
En 1996, la décision a été prise d’établir 500 logements aux Pielles, qui font le lien entre le centre-ville et la partie Est de la ville. Pour Frédéric Aloy, “le projet est de reconstruire la ville sur elle-même, ce ne sera pas un quartier dortoir, mais un quartier de vie, avec une médiathèque et une maison médicale. C’est un éco-quartier, label qui nous a été décerné en 2009. Cela concerne la sobriété énergétique, les modes doux privilégiés (pied et vélo avec des vélos) et le confort thermique. Nous passons vraiment d’un extrême à l’autre. Le quartier, qui a été imaginé entre 1996 et 2010, est en constante évolution : nous tenons compte des besoins de la population, c’est pourquoi il y aura 30 % de logements sociaux.”