Innovation — France

Intelligence Artificielle : Yann Ferguson, “Ce sont moins des nouveaux métiers qui émergent que de nouvelles attentes envers les existants”

Lancé fin 2021 par le ministère du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion en collaboration avec l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), le LaborIA répond à la nécessité de comprendre, analyser et expérimenter les impacts des technologies utilisant l’intelligence artificielle sur le travail, les compétences, l’emploi et la formation professionnelle.

L’ambition de ce laboratoire d’audit et de réflexion est de faire évoluer les pratiques des organisations et d’établir des recommandations en amont de la mise en œuvre des politiques publiques adaptées. Nous avons échangé avec Yann Ferguson, son directeur scientifique, également sociologue à Inria et expert au Partenariat Mondial pour l’Intelligence Artificielle.

Une culture à défricher

Concept technique à impact considérable, l’Intelligence Artificielle est encore abordée sous l’angle de son opposition, du “grand remplacement” dont elle serait l’origine, de sa dominance par rapport à l’humain. Mais où en est-t-on réellement de la réflexion ? Quelles seront véritablement les incidences de l’IA sur le monde du travail ? Alors que les premières discussions sur le sujet remontent à 1956 (date de la 1re conférence historique sur l’intelligence artificielle, organisée au College de Dartmouth aux États-Unis), les réponses sont encore partielles. Et si le rapport cosigné par les universitaires de Yale et Harvard dit vrai quand il avance “qu’il y aurait 50 % de chances pour que l’IA dépasse l’intelligence humaine dans toutes les tâches professionnelles et personnelles d’ici 2050”, le temps de s’emparer de ces questions presse. 

C’est tout l’enjeu, ou du moins l’ambition, du LaborIA, comme l’explique son directeur scientifique Yann Ferguson : “Nous avons différents objectifs opérationnels : éclairer le débat public sur les impacts de la diffusion de l’IA dans les organisations, produire des recommandations pour favoriser le développement d’une IA responsable et inclusive au service de l’humain, accompagner la prise de décision du Ministère du Travail, du Plein Emploi et de l’Insertion dans ses activités en lien avec la formation professionnelle, prendre part à la production d’outils pédagogiques à destination des principaux acteurs, participer à des publications thématiques à destination du grand public pour sensibiliser aux transformations du travail et de l’emploi induites par l’IA et les accompagner”.

“Ce sont moins des nouveaux métiers qui émergent que de nouvelles attentes”

Ces cinq missions du LaborIA interviennent dans un contexte d’accélération des transformations, engagée il y a une dizaine d’années mais digérée depuis peu, pour preuve : sa création récente. Alors pourquoi ? Parce qu’après avoir procédé aux premières intégrations et assisté à leurs impacts, les victoires se sont multipliées, les limites se sont clarifiées et certaines peurs se sont enracinées. Une anxiété qui s’explique, selon le sociologue, par les nouvelles méthodes employées tant par les recruteurs que les travailleurs :  “Sur le marché du travail, on observe évidemment l’attractivité de “talents IA”, c’est-à-dire des professionnels identifiés comme clés pour engager la transformation des organisations. Ces talents se positionnent d’abord sur les métiers de la donnée, carburant de l’IA. Ces “data-scientist” ou “analyst” n’ont pas forcément la même culture que les développeurs et que l’informatique traditionnelle, ce qui peut générer des tensions, notamment autour de la sécurité et de la fiabilité des applications centrées sur les données. Mais finalement, ce sont moins des nouveaux métiers qui émergent que de nouvelles attentes envers les métiers existants”. 

Et cette évolution est désormais visible dans certains entretiens d’embauche, avec par exemple l’ajout de questions autour des compétences de ‘prompt engineering’, buzz word qui correspond à la capacité d’interagir efficacement avec l’IA Générative. Mais si ces nouvelles considérations se sont invitées sur de nombreuses lèvres, pour l’expert, seules les années diront “ce que l’intégration de l’IA signifie à la granularité de chaque métier”.

“L’IA ne peut pas fonctionner sans ces travailleurs”

Même dans les plus hautes sphères, la rencontre des deux mondes inquiète et est souvent traitée avec le prisme de la collision. En début d’année, suite au rapport publié en amont du Forum économique mondial de Davos, la directrice générale du Fonds Monétaire International (FMI) Kristalina Georgieva partageait ses espoirs et ses craintes : “Nous sommes sur le point de vivre une révolution technologique susceptible de stimuler la productivité, de donner un coup de fouet à la croissance mondiale et d’élever les revenus dans le monde entier. Cependant, elle risque aussi de remplacer des emplois et de creuser les inégalités.” Une position en demi-teinte construite sur des estimations frappantes : selon l’étude, près de 40 % des emplois dans le monde seront affectés par des technologies d’IA, et 60 % des emplois touchés par l’IA se trouvent dans les pays à revenu élevé. Par comparaison, les implications ont été estimées à 40 % dans les marchés émergents et à 26 % dans les pays à faible revenu. L’Intelligence Artificielle mal-acquise, mal-intégrée, mal-distribuée serait donc un vecteur d’inégalité… 

Si Yann Ferguson juge “réaliste” la projection concernant l’impact dans les pays développés, il avance qu’il est nécessaire d’analyser “dans quelle proportion et sur quelles tâches”. Il poursuit : “L’histoire est chargée de technologies qui n’ont pas transformé les sociétés autant qu’annoncé, elle est pleine de Concordes !”. L’expert estime cependant que le fossé avec les pays à faible revenu pourrait être moindre : “Aujourd’hui, l’IA crée beaucoup plus d’emplois qu’elle n’en détruit et ces emplois sont majoritairement dans ces pays : ce sont les travailleurs du clic. Ils préparent la donnée pour que les solutions d’IA soient plus fiables, mais aussi plus alignées avec les préférences sociales des sociétés économiques avancées. Comme le montre Antonio Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris/Institut Polytechnique de Paris et chercheur de l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation, ce travail est mal payé, caché, psychologiquement éprouvant et mobilise une main d’œuvre plutôt très qualifiée. En attendant les robots, comme il le dit, l’IA ne peut pas fonctionner sans ces travailleurs. Et cela pourrait durer un moment…”. 

“L’IA modifie le rapport à l’objet du travail”

Alors comment lancer un dialogue sur le rapport de l’Homme à la machine quand ces derniers sont placés dans l’arène, forcés par le schéma archaïque et répétitif de la fuite ou du conflit, par les néophytes ? Peut-être par un shift de la stratégie, de la pensée, de la connaissance. Après tout, “qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera jamais défait”, disait déjà Sun Tzu, dans l’Art de la Guerre au Ve siècle avant notre ère… Si la notion “d’ennemi” serait ici à supplanter par celle de “collaborateur”, “d’assistant” ou “d’outil”, pour Yann Ferguson, seule la connaissance permettra au drapeau blanc de faire poser les armes : “Pour les travailleurs, le principal défi sera de comprendre comment l’introduction de l’IA modifie le rapport à l’objet de son travail. Dans certains métiers par exemple, on sera moins producteur qu’éditeur ou réalisateur : on passera commande, on vérifiera, on modifiera et on prendra la responsabilité de ce que l’IA produira. Le travail devient moins immédiat mais intermédié par l’IA, plus indirect.” Face à de telles transformations, capables d’altérer “le sentiment d’autonomie, les savoir-faire, la responsabilité”, le travailleur sera selon lui amené à se poser une question fondamentale : “Qu’ai-je réellement fait ?”. Une interrogation qui, si elle doit trouver un écho concret, devra être traitée avec une “maturité organisationnelle”, en prenant en compte les enjeux managériaux et RH.

D’après le sociologue, la stratégie à adopter pour incorporer ces outils performants tout en préservant le bien être des employés serait celle de la co-conception : “Un manager ne sait pas ce que font vraiment ses collaborateurs au quotidien, et les collaborateurs ont du mal à l’expliciter. On appelle cela le paradoxe de Polanyi (“Nous en savons plus que nous sommes capables d’en dire”). Si on veut que l’application soit utile et utilisable, il faut mettre en place des collectifs d’élicitation des situations de travail, d’expérimentation, de retours d’expérience. Si la solution permet aux collaborateurs de faire du bon travail, le bien-être suivra.” 

Selon Yann Ferguson, le premier mur à abattre pour faire de l’IA un boulevard à emprunter sereinement est celui de la méconnaissance. Ainsi, face à des travailleurs parfois anxieux à l’idée de se faire remplacer par des “machines”, sa recommandation est claire : “Expérimentez !”. Il explique : “On trouve désormais des applications généralistes basées sur l’IA générative, gratuites dans une certaine mesure. Ne pas en profiter serait dommage pour les travailleurs et une faute stratégique pour les dirigeants. En même temps, formez ! Pas seulement au prompt mais à l’IA en général, découvrez la discipline, son histoire, ses concepts, ses applications. Si les dirigeants ne s’en occupent pas, les travailleurs trouveront beaucoup de ressources en ligne pour le faire. Enfin, une posture : évitez les positions dogmatiques et binaires. Quel que soit votre sentiment face à l’IA, ce sujet est passionnant, fascinant, et le connaître conduit à accroître sa compréhension de questions essentielles qui dépassent l’IA : l’intelligence, les émotions, les relations humaines, le cerveau, la logique, le travail, l’expérience, etc. Ne fuyez pas la complexité et l’incertitude du sujet. En l’acceptant, vous grandirez et vous développerez votre résilience.”

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