Montpellier : Me Yann Le Targat, "le statut de lanceur d'alerte, un dôme de protection"
Rencontre avec l'avocat montpelliérain Yann Le Targat, qui détaille les nouvelles modalités du statut de lanceur d'alerte et les différences entre la France et d'autres pays en la matière.
Pourriez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Yann Le Targat : “Avocat installé à Montpellier depuis plus de trente ans, je travaille principalement en droit des affaires, conseil et contentieux avec une petite dominante sur la propriété intellectuelle. Avec l’avènement du RGPD, je me suis lancé dans cette activité. Récemment, j’ai fait un DU de compliance officer à Panthéon-Assas car le thème de la compliance (conformité) est en train d’émerger. Tout cela m’a amené à travailler sur la thématique du lanceur d’alerte. Une réforme importante – née de la loi du 21 mars 2022 entrée en vigueur au 1er septembre 2022 – a radicalement changé la donne sur le statut protecteur des lanceurs d’alerte…”
Qu’est-ce au juste qu’un lanceur d’alerte ?
Yann Le Targat : “Selon les termes de l’article 6 de la loi Sapin du 9 décembre 2016 modifiée par la loi du 21 mars 2022, le lanceur d’alerte est une personne physique qui signale ou divulgue des informations qui portent sur un crime ou un délit, une atteinte ou un préjudice – qui n’a plus besoin d’être grave – à l’intérêt général ou qui portent sur une violation ou une tentative de violation des textes européens ou des lois ou règlements. Donc le champ d’application des informations qui peuvent être divulguées ou signalées est extrêmement important et large. Quand on réfléchit à ce que peut être la violation de la loi ou du règlement, on se rend compte que cela peut toucher à tout. La seule petite contrainte est que si ce n’est pas dans le cadre de son activité professionnelle, il doit en avoir eu personnellement connaissance ; en revanche, si c’est dans le cadre de son activité professionnelle, il n’est pas nécessaire que ce soit lui qui ait été l’observateur au premier chef. On peut lui en avoir rapporté l’existence.
Avant la loi du 21 mars 2022, le lanceur pouvait révéler non pas des informations mais l’existence d’un crime ou d’un délit, ce qui nécessitait de connaître la définition précise d’un crime ou d’un délit. Et l’atteinte ou le préjudice à l’intérêt général devait être grave (alors que désormais il n’y a plus de caractère de gravité). Avant cette loi, le lanceur d’alerte devait le faire de façon désintéressée, alors que maintenant il peut le faire à la condition qu’il n’y ait pas de contrepartie financière directe. Il doit bien entendu être de bonne foi.
A l’origine, le statut du lanceur d’alerte n’a pas très bien fonctionné du fait de l’exigence de faire ces signalements ou révélations de façon désintéressée. Si on rapportait la preuve qu’il avait le moindre intérêt, pécuniaire ou autre, pour la personne qui avait donné l’alerte, elle perdait la qualité de lanceur d’alerte. L’entrée en vigueur de la loi du 21 mars 2022 et la limitation de l’exigence au fait qu’il n’y ait pas de contrepartie financière directe ont changé la donne : si la personne remplit ces conditions, elle bénéficie d’une irresponsabilité civile et pénale totale et ne peut pas être poursuivie. On peut comparer cela à un dôme de protection.
Ce statut de lanceur d’alerte peut être revendiqué par toute personne, qu’elle travaille pour le compte d’une personne morale de droit privé, dans la fonction publique, une collectivité locale et territoriale, et même dans l’armée.”
D’autres nouveaux entrants peuvent bénéficier du statut de lanceur d’alerte…
Yann Le Targat : “Au-delà du lanceur d’alerte personne physique, il y a trois nouveaux bénéficiaires du statut. La première catégorie recouvre les facilitateurs, c’est-à-dire toute personne physique ou morale de droit privé à but non lucratif (association ou syndicat) qui aide un lanceur d’alerte à effectuer son signalement. Les personnes physiques en lien avec un lanceur d’alerte relèvent de la deuxième catégorie : époux, oncle, cousin, ami très proche… La troisième catégorie recouvre les entités juridiques contrôlées par un lanceur d’alerte. Alors que normalement le statut de lanceur d’alerte est réservé aux personnes physiques, à partir du moment où une personne physique qui représente l’entité prend le statut de lanceur d’alerte, elle est protégée. Cela ouvre la voie au lancement d’alerte par des sociétés.”
Dans les faits, cette protection est-elle réelle ?
Yann Le Targat : “La jurisprudence qui est en train d’émerger va vraiment dans le sens de la protection du lanceur d’alerte. C’est le cas dans un arrêt rendu le 1er février 2023. Une salariée avait été licenciée après avoir lancé une alerte. Son employeur expliquait l’avoir licenciée pour un autre motif que ce lancement d’alerte. Elle a contesté ce licenciement en référé. La Cour de cassation vient de juger que si l’on prouve que des éléments laissent à penser que la personne est lanceuse d’alerte, le tribunal même en référé peut prononcer l’annulation du licenciement, puisque celui-ci peut être considéré comme un trouble manifestement illicite. Cela entraîne la réintégration du salarié dans l’entreprise. Il s’agit là d’un signal très fort pour affirmer la volonté de protection dont doivent bénéficier désormais d’éventuels lanceurs d’alerte.”
Existe-t-il une procédure de signalement ou de divulgation publique ?
Yann Le Targat : “Remettons le nouveau statut de lanceur d’alerte en perspective avec le précédent… Auparavant, l’alerte était graduée. On ne profitait pas du bénéfice du statut si on ne respectait pas la graduation dans l’alerte. En clair, on lançait d’abord une alerte en interne auprès de la personne chargée de réceptionner et traiter les alertes. Si au bout d’un certain délai il n’y avait pas de suite, on faisait un signalement externe aux autorités compétentes. S’il n’y avait pas d’effet, on pouvait alors procéder à une divulgation publique dans les médias, par le biais d’un documentaire, en écrivant un livre, etc.
Maintenant c’est beaucoup plus souple. On peut selon son choix soit faire un signalement interne si l’on pense que l’on ne s’expose pas à des représailles et si une procédure de signalement a été mise en place dans l’entreprise – sachant que les entreprises de plus de 50 salariés doivent impérativement mettre en place une procédure d’alerte dans leur établissement, et que les autres doivent avoir un référent au sein de l’entreprise pour recueillir les alertes. Cela implique désormais dans toutes les entreprises d’avoir un dialogue avec les parties prenantes et les salariés, de dire que l’on ne veut pas de brebis galeuses, de fraude ou de comportements non éthiques, de telle sorte qu’il soit sérieusement compris, considéré et acquis par tous qu’il n’y aura pas de représailles mais des investigations en cas de signalement interne.
Si le salarié estime qu’il risque des représailles de la part de son employeur, au lieu du signalement interne, il peut faire directement un signalement externe auprès des autorités de contrôle de l’activité professionnelle ou du parquet, de la DGCCRF… Le décret liste 53 autorités de contrôle.
Si le signalement externe n’a rien donné au bout de trois mois – sachant que l’on est informé au fur et à mesure des avancées de la procédure – le lanceur d’alerte (personne privée, personne morale de droit privé, fonction publique, collectivité locale et territoriale, armée…) peut faire une divulgation publique. Ce n’est pas considéré comme de la diffamation car il revendique le statut de lanceur d’alerte, donc il n’est pas civilement responsable. L’article 10-1 stipule qu’il n’est pas civilement responsable des dommages causés du fait du signalement ou de la divulgation publique dès lors qu’il avait un motif raisonnable de croire, lorsqu’il y a procédé, que le signalement ou la divulgation publique de ces informations était nécessaire à la sauvegarde des intérêts en cause. La seule voie pour contester une alerte est de démontrer que le signalement ou la divulgation publique n’était pas nécessaire à la sauvegarde des intérêts en cause.”
Lorsqu’il signale des faits, un lanceur d’alerte prend des risques, notamment pour son emploi…
Yann Le Targat : “C’est tout le problème. Il y a deux visions du lanceur d’alerte : il est vu soit comme un héros par l’opinion publique, soit comme un traître dans son cercle professionnel. Le lanceur d’alerte se retrouve seul pour affronter la réalité. Il y a là une question d’approche du respect de la loi : soit on a une mentalité anglo-saxonne et on considère normal que tout le monde respecte la loi, donc on signale les comportements qui ne sont pas respectueux de celle-ci, soit on a une mentalité plutôt latine et on conserve pour soi le ou les constats d’éventuelles irrégularités voire d’éventuelles fraudes. Ce statut offert aux lanceurs d’alerte va sans doute faire évoluer ce comportement. On peut tous être lanceurs d’alerte face à des faits qui ne sont plus socialement acceptables. Le lanceur d’alerte est un personnage central en matière de RSE.
Certains vont essayer de surfer sur ce nouveau texte. J’ai lu récemment que suite à l’affaire Noël Le Graët, la directrice générale de la Fédération française de football, Florence Hardouin, revendique le statut de lanceur d’alerte pour ce dôme de protection qu’il crée. La jurisprudence permettra d’affiner qui fait ou non partie des lanceurs d’alerte. Par ailleurs, le Défenseur des droits peut être saisi en toute hypothèse d’une alerte ; il peut surtout désormais donner son avis sur la qualité ou non d’une personne qui revendique ce statut de lanceur d’alerte. Il a déjà rendu trois décisions à la suite de sa saisine.
Autre chose intéressante : lorsqu’une personne a fait un signalement ou une divulgation et qu’elle est licenciée, la charge de la preuve est inversée. Si elle conteste devant les prud’hommes le licenciement et si elle prouve qu’elle peut revendiquer le statut de lanceur d’alerte, c’est à l’employeur de rapporter la preuve qu’il l’a licenciée pour une raison autre que le lancement de l’alerte.”
Quel est le rôle de l’avocat dans ce type d’affaire ?
Yann Le Targat : “Le travail de l’avocat est de trois ordres. Il consiste à aider le lanceur d’alerte à s’assurer qu’il remplit les conditions du statut ou à aider les entreprises à mettre en place des procédures afin de permettre d’éventuelles alertes et de créer les conditions pour que les alertes se fassent en interne plutôt que de façon externe. Et lorsqu’un employeur a mis en place une plateforme de signalement et qu’il se produit une alerte, les avocats peuvent accompagner les chefs d’entreprise dans l’analyse de l’alerte et l’enquête interne pour valider la réalité ou l’absence de faits qui sont à l’origine de l’alerte. Un vaste champ d’activités s’ouvre donc aux avocats…”
Vous pensez donc que le statut de lanceur d’alerte va faire des émules ?
Yann Le Targat : “Beaucoup de personnes vont s’emparer de ça. La jurisprudence permettra de définir qui fait ou non partie des lanceurs d’alerte. Beaucoup de gens se taisent, bien qu’ils jugent que certaines situations sont inacceptables. Une fois qu’ils auront découvert la protection qu’offre ce statut, ils seront plus enclins à lancer une alerte. Dans la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), le personnage central est le lanceur d’alerte. Je vois un gros enjeu de démocratie dans le fait de faire émerger le statut de lanceur d’alerte avec la protection qu’on lui offre aujourd’hui.”
Les lanceurs d’alerte ne sont pas considérés de la même façon selon les pays…
Yann Le Targat : “La France n’est pas allée aussi loin que les Etats-Unis. En France, on a été traumatisés au sortir de la Seconde Guerre mondiale par les fichiers, les dénonciations ; il reste une cicatrice mal refermée. On a du mal à accepter de respecter la règle et à dénoncer les personnes qui ne respectent pas la loi. En 2005, en France, le groupe McDonald’s avait demandé à la Commission Nationale Informatique et Libertés une autorisation préalable pour créer un dispositif d’intégrité professionnelle, avec un code d’éthique du groupe à respecter. La CNIL a formulé une réserve de principe, au regard de la loi du 6 janvier 1978 article 1er, vis-à-vis de la mise en œuvre par l’employeur d’un dispositif visant à organiser auprès de ses employés le recueil de données personnelles concernant des faits contraires aux règles de l’entreprise ou à la loi, imputables à leurs collègues de travail, en ce qu’il pourrait conduire à un système organisé de délation professionnelle. La Cnil a observé que la possibilité de réaliser une alerte éthique de façon anonyme renforcerait le risque de dénonciation calomnieuse, et estimé que ce dispositif était disproportionné au regard de son objet. Dix-huit années après, nous pouvons constater que la situation a bien évolué. Le nouveau texte en est la preuve.
Dans d’autres pays, il est légitime de s’astreindre à respecter les règles, et il n’est pas anormal que le comportement de ceux qui les enfreignent soit stigmatisé. Aux Etats-Unis, les lanceurs d’alerte existent depuis 1863 et la guerre de Sécession ; ils sont rémunérés. En 1863, l’armée américaine s’est rendu compte qu’elle achetait parfois des marchandises avariées ou des munitions défectueuses. Le False Claim Act a permis aux soldats notamment de faire des révélations en échange d’une rémunération faisant office de contrepartie.
En 2009, Pfizer a été condamné à 2,3 milliards de dollars dans une affaire et les 6 lanceurs qui ont révélé le comportement de ce groupe ont touché chacun un sixième de 102 millions de dollars. En 2012, GlaxoSmithKline, gros laboratoire pharmaceutique, a subi une pénalité de 3 milliards de dollars, et le lanceur d’alerte qui a révélé l’affaire a obtenu une rémunération de 96 millions de dollars.
Les Etats-Unis s’inscrivent dans l’héritage d’une loi du Moyen Age. Le droit américain prévoit plusieurs dispositifs de récompense financière pour les lanceurs d’alerte : les lois qui tam, qui permettent au lanceur d’alerte de porter plainte au nom du gouvernement, et les lois compensatoires, qui octroient une somme d’argent (25 à 30 % des sommes récupérées) à un lanceur d’alerte si les informations qu’il a fournies ont conduit à un recouvrement de fonds par l’État.
Dans le cadre des Lux Leaks, un lanceur d’alerte avait été condamné en première instance. Un arrêt de la Cour de cassation luxembourgeoise avait conduit à sa relaxe. La Cour européenne des droits de l’Homme, qui avait été saisie, a rendu le 14 février 2023 un arrêt qui renforce de façon significative la protection des lanceurs d’alerte.”